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  • Photo du rédacteurLes instants du temps

Nouvelle - Mon premier jour d’après…


La marche à ne pas rater, pas de problème, je la connais par cœur.

La porte sombre entourée d’arbustes odorants. Orangers du Mexique, je crois.

La clé dans la serrure. Main gauche pour situer le trou de serrure, main droite pour introduire la clé. Pourquoi ont-ils conçu des trous de serrure horizontaux alors que j’étais habitué aux verticaux. C’est tout bête, mais le geste n’est plus automatique.

Bruit de la rue, je suis dehors. Crissement des pas sur les gravillons du trottoir, encore 3 pas et je suis sur la rue bitumée de mon impasse.

Les rayons du soleil me chauffent agréablement et la clarté soudaine, en quittant l’ombre de mes arbres m’oblige à ajuster mes lunettes protectrices. Evidemment, les cordons qui les retiennent s’emmêlent avec ceux du masque et je ne vais plus avoir assez de place derrière les oreilles pour caser les branches de lunettes, de sur-lunettes et les différents cordons…il ne me manque plus que des prothèses auditives.

Dernière difficulté les écouteurs de mon smartphone. Je me demande quelle image je présenterai aux regards des promeneurs que je vais croiser.

Ecouteurs, car j’ai décidé de changer d’itinéraire pour rejoindre mon rendez-vous. Histoire de prendre l’air, de continuer à exister au-dehors ; je connais approximativement le chemin, les obstacles qui le parsèment, mais je préfère me sécuriser avec mon GPS piétons qui me livre la plupart des informations utiles.

L’impasse est calme, trop calme depuis quelques mois. Je ne sais pas où sont passés les enfants qui jouaient au ballon ou roulaient à toute allure sur leur trottinette. Ce qui me gênait , autrefois, me manque aujourd’hui.

Encore 20 mètres, éviter les trous dans la chaussée, virage à 9 heures et je serai sur le trottoir de la rue principale.

Il fait beau, Un vent léger me caresse le visage, ou plutôt la partie qui émerge entre le masque et mes lunettes. Surface minimale mais suffisante pour ressentir l’atmosphère environnante.

Une chanson me trottine dans la tête :

Il n’y a plus d’après à Saint Germain des Prés….



Pourquoi cette chanson, je n’ai pas le souvenir de l’avoir entendue ce matin à la radio.

Je dois rester concentré. Je sais qu’à une cinquantaine de mètres, sur ce trottoir, il y a l’étal du fleuriste sur la gauche, un lampadaire à droite et, généralement, un vélo accroché au lampadaire.

Odeur des fleurs. J’y suis. Ralentir. Me faufiler. Sortir les mains des poches au cas où…Quel jour sommes-nous ? Mercredi, c’est bon, ce n’est pas le jour des encombrants.

Des silhouettes sombres légèrement mouvantes devant moi, à 1h. Ce sont les 5 arbres qui précèdent la traversée de rue.


Toujours cette chanson dans la tête.



Il n’y a plus d’après à saint Germain des Prés…



Je repère les taches blanches qui coiffent les potelets, les rayures claires et sombres du passage piétons, la bande podotactile.

Il n’y a pas de feu à cet endroit. Un regard à droite, un regard à gauche, même si ce n’est pas très utile, par habitude, et, surtout, pas de bruit de moteur.

J’ai ma technique pour traverser. Je m’engage résolument d’un pas sur la chaussée, je m’arrête, prêt à rebrousser chemin à l’écoute d’une décélération de moteur, voire d’un coup de frein.

Rien. Je parcours les bandes grises, noires. Un cliquetis métallique, accompagné d’un bruit de pas espacés me frôle. Une trottinette, une maudite trottinette ; je devine la silhouette filer vers le trottoir d’en face.

Zut, déconcentré par le passage du bolide je n’ai pas vu la flaque d’eau qui stagnait, au bord du trottoir, suite aux averses d’hier.

Bon, c’est moins grave que les crottes de chiens.

J’ai traversé, je n’ai plus qu’à descendre la rue. 300 mètres et je serai à la boulangerie, bonne odeur de viennoiseries et juste à côté la maison de quartier. Mon rendez-vous.

J’ai repris goût à la marche, à me promener autour de chez moi depuis l’arrêt du dernier confinement.

Cette expérience me rappelle ce que j’ai vécu pendant la période qui a suivi l’opération de mon œil droit (le gauche étant déjà en mauvais état). Se réapproprier progressivement le monde extérieur.

D’abord quelques pas dans l’impasse, une voie sans danger ; Puis cent mètres, deux cents mètres sur le trottoir de la rue principale, toujours sur le même trottoir, le même côté pour me sécuriser. Puis une traversée de rue calme, une autre moins calme, une autre avec feux sonores, facile, et, enfin, le centre-ville.

Il a fallu, également, accepter le bruit, la foule, les injures des gens que je percutais … pardon, excusez-moi, désolé…


Il n’y a plus d’après à saint Germain des Prés….



Une voix forte m’interpelle et me fait tressaillir :

- Monsieur, s’il vous plaît…

Je viens quasiment de heurter des godillots noirs, un pantalon bleu foncé, en levant les yeux, je distingue surtout un masque bleu-vert mais pas le haut du visage. De toute façon , je ne distingue jamais les hauts de visage.

Je découvre, alors, qu’il y a une autre paire de godillot à côté de la première. Deux policiers : un homme et une silhouette plus fluette, un masque, une casquette cachant les cheveux : une policière peut-être. Elle reste à l’écart, c’est l’homme qui interpelle :

- Police municipale, puis-je voir votre passeport d’immunité ?

Je sors le smartphone de ma poche intérieure. Il me faut 5 minutes pour me dépatouiller entre tous les cordons de mes différents appareils. Je sens que le policier perd patience. Mauvais présage.

L’empreinte du doigt pour le déverrouiller puis je commande à mon smartphone :

- Passeport d’immunité

Le policier scanne le QR code apparu sur l’écran et me lance, d’une voix courroucée : - Mais, vous n’êtes pas à jour, vous ne devriez pas sortir !

Depuis le déconfinement du pays, puis du retour d’une deuxième, troisième vague, vaguelette, rebond ( polémique absurde de vocabulaire entre experts auto-désignés), les personnes dites vulnérables étaient soumises à un régime particulier visant à les protéger du reste de la population qui soutenait l’économie. Auto-test salivaire tous les 3 jours et, ces derniers n’étant pas complètement sûrs, test naso pharyngé toutes les 3 semaines dans une salle dédiée à la maison de quartier. C’était le prix à payer pour rester en liberté conditionnelle.

Je n’avais pas respecté la date prévue pour ce test. Il pleuvait à verse, et pas question de prendre le bus encore trop dangereux. J’étais coincé, pas en règle, pouvant être perçu comme l’un de ces pseudo-résistants complotistes.

Le policier reprend d’une voix ferme :

- Désolé mais je dois vous donner une amende

Il brandit un objet mal identifié, ressemblant à un smartphone, tape quelque chose et me le tend.

- Signez là s’il vous plaît

- Là…euh…je ne vois pas où…je suis mal voyant

- Comment cela, mal voyant, pas de canne blanche, pas de chien-guide, je vous ai vu traverser la route, vous vous moquez de moi !

Je pousse un soupir et quête une éventuelle bienveillance de la part de la policière qui se tient toujours à l’écart. Rien ne changera donc jamais. Après avoir régulièrement sensibilisé les écoles, les collectivités, les entreprises, voilà que je dois encore répéter les mêmes informations, dans la rue, à destination de la maréchaussée.

- C’est que je ne suis pas aveugle mais mal voyant. Tout est flou autour de moi, je ne distingue pas les détails, je ne peux pas lire. Si vous voulez bien mettre le doigt où je dois signer.

Intérieurement, je me dis que ce policier n’a pas de gants, que je vais devoir toucher son mobile et qu’il me faudra, discrètement, utiliser le gel hydroalcoolique que j’ai dans la poche.

- C’est bon pour cette fois ; reprend le policier d’une voix plus adoucie après avoir jeté un œil à sa collègue. Je vais vous accompagner à la maison de quartier, et il m’empoigne fermement le bras.

- Non, pas comme cela. C’est moi qui vous prend le coude ou plutôt (car je viens de penser qu’il doit éternuer dans son coude) je mets ma main sur votre épaule.

Et je le suis tout en lui expliquant les raisons de son erreur dans l’accompagnement d’un déficient visuel.


Il n’y a plus d’après à saint Germain des Prés….




Rentré chez moi, agacé par cette rencontre inattendue, et culpabilisante, je me réconforte avec une bière bien fraîche, m’affale dans un fauteuil, allume la radio. Plage de pub, bien sûr. Puis, la voix de l’animatrice de la tranche de l’après-midi claironne :

- Suite à notre concours de nouvelles sur le thème du premier jour de la vie après le confinement, le premier prix est accordé à …..

Je suis renvoyé à mes souvenirs. Le premier jour d’après, je l’ai vécu il y a quelques années quand l’ophtalmo m’a annoncé :

- L’opération ne s’est pas très bien passée. Le nerf optique est touché.


J’avais compris en quelques secondes que ma vie venait de basculer et que je ne verrai plus jamais comme avant.


Il n’y a plus d’après…




Addendum : Lien à suivre pour un au-revoir à Juliette GRECO.

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ambre.versailles
Mar 22, 2023

Bonjour. Les civilités usuelles veulent que je me présente avant d’intervenir sur ce Blog. Donc je me prénomme Ambre. Tout le monde me dit que c’est un joli prénom. Oui, peut-être. Mais je trouverais ce prénom plus joli si le patronyme de mon géniteur n’était Solère. Bon sang, vous ne pouvez pas imaginer tout ce que j’ai pu entendre ! Moi qui ai une peau très blanche, pâle. Mais à quoi donc pensaient mes parents ?


Enfin, je n’interviens pas ici pour vous ennuyer avec mes états d’âme. Je suis brigadier (doit-on dire brigadière ?) à la police municipale de Versailles. Je crois reconnaître l’histoire qui est racontée dans ce post.


Voilà. Je faisais une ronde de surveillance sanitaire avec…


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